Philippe Decrauzat – Portes feintes
Pauline Mari
Dans Spellbound de Hitchcock en 1945, le baiser donné à Ingrid Bergman par Gregory Peck est filmé en fondu enchaîné sur une suite de quatre portes concentriques s’ouvrant successivement l’une après l’autre. Quatre rectangles, évoquant l’abandon, enfoncés par la caméra comme une voie royale levée de ses obstacles et menant synoptiquement à l’objet de désir de l’héroïne. Le carton d’invitation d’And In and Out trace à priori un chemin d’accès aussi direct à la galerie Devals, laquelle a ouvert sous les arcades des Jardins du Palais Royal.
En effet, le carton imprime une peinture de Philippe Decrauzat consistant en une série de rectangles enchâssés décentrés sur la gauche, et dont le format de la toile est repris de l’une des fenêtres de la galerie mesurant 200 x 158,5 cm. La vitrine consiste en deux baies vitrées symétriques – l’une est percée et insère la porte d’entrée, l’autre présente son double vitré juste à côté, telle une porte condamnée. Cette toile au procédé de mise en abîme est dotée d’un effet push and pull, motif établi de l’art post-moderne, devenu sigle de la culture pop et de la radio-télévision. Hérité de Josef Albers, Frank Stella, Hans Richter, ou du style hard-edge, et de l’art cinétique, ce motif réaffirme la suprématie de la pulsion scopique dans l’inauguration physique et architecturale de ce nouvel espace. Si Decrauzat a toujours regardé les films d’Alfred Hitchcock pour leurs géniales matrices visuelles, nul ne pénétrera de l’œil la galerie avec la même facilité que dans le fondu enchaîné de Spellbound. Sur place, la toile du carton d’invitation n’est plus la même. Elle donne lieu à une installation en pièces détachées. Ses parties forment quatre modules en tout, étranges portails de taille aléatoire selon la portion choisie dans la surface. Il est prévu que chaque élément rentre à l’intérieur du précédent à intervalle régulier durant l’exposition. Decrauzat s’offre la liberté de destituer le tableau-fenêtre jusqu’au bout, en se gardant la possibilité d’arrêter l’imbrication avant terme, c’est-à-dire avant le stade qui permettrait de retrouver l’état original de la peinture.
And In and Out s’empare des lieux d’une façon déconcertante. Il s’agit, d’une part, d’une appropriation dévorative, sinon métaphoriquement psychotique, et, d’autre part, d’une mise à distance du public obtenue par la déconstruction signalétique de la toile
exposée, défaite en éléments recomposables et instables. Ces rayures noires sur peinture de gesso s’éloignent de la reproduction graphique, celle-là, sur le carton, qui séduit tellement par son efficacité lisse de logo gestaltien. Il y a donc démantèlement et, en fin de compte, désamorçage du pattern. Mais, d’un autre côté, cette déstructuration, à priori gage de refroidissement visuel, vient pervertir la sage architecture de la galerie, dont l’extérieur et l’intérieur sont transparents l’un à l’autre, et qui se traverse comme une coupe sagittale. La galerie Devals est soudainement rendue au labyrinthe éclaté des Jardins du Palais Royal, architecture alambiquée de places et d’arcades. And In and Out déploie un système conceptuel au principe non résolu. Ce seraient là des poupées russes sans état final, ce seraient là des couloirs multidimensionnels dédramatisés. La question n’est plus de savoir si l’on est entré ou sorti quelque part, comme dans le push and pull de l’Op Art. Mais de savoir par où l’on entre, et par où l’on sort, dans cette constellation de portes imaginaires…
Les spectateurs qui viendront une seule fois, comme ceux qui reviendront, seront pris d’un doute. Ils n’auront pas vu la même chose, ils ne se seront pas perdus dans les mêmes circuits, ils ne feront pas les mêmes hypothèses de protocole. Par intermittence, donc, Decrauzat réaccroche l’œuvre, avec un détachement ludique qui valorise les espaces vacants, et un geste qui le compare à László Moholy-Nagy, en 1923, lorsque l’artiste du Bauhaus dictait au téléphone l’endroit d’accrochage de plaques émaillées d’usine qu’il intitulait ensuite les Telephone Pictures. Chez Decrauzat, l’incertitude de la structure, en même temps qu’elle annule le plaisir visuel, ne fait ainsi que le reconduire. Les interstices s’en trouvent désignés, les vides amplifiés, les milieux décentrés, les centres évidés, les trous bouchés, les impasses rejouées, les équilibres défaits, les angles différés, les passages décalés.
Decrauzat manifeste qu’il se joue, avec l’espace de la galerie, plus qu’une vitrine à deux fenêtres. Le hasard objectif en avait déjà souligné le destin, car l’emplacement était une enseigne d’opticien avant qu’Alexandre Devals n’en fasse l’acquisition. Avec Decrauzat, les deux vitrines sont comme deux verres de lunettes géantes, un type de représentation qu’il exploitait, dès 2002, à Neuchâtel – Inside-Out était une chambre dont l’entrée formait le milieu d’une monture peinte en noir au mur. And In and Out , donc, n’est pas loin de proposer des visions stéréoscopiques, d’autant que la galerie, elle-même, est coiffée de deux arcs en plein cintre au-dessus, qui figurent deux oculus. Second hasard
objectif, les mêmes arcs surplombent les portes dans le baiser de Spellbound, baiser, d’ailleurs, qui laisse place à l’angoisse, aussitôt que le phobique Edwardes aperçoit des rayures sur le tailleur de la jeune femme. Si Hitchcock nous fait entrer dans l’âme de l’héroïne par le portail de ses yeux, Decrauzat nous fait circuler, avec la même intuition phobique qu’Edwardes, dans la Vision elle-même. Et là où nous déambulions entre les colonnes de Buren, entre les grilles des arcades, entre les allées du jardin, nous voici alors pris dans l’encadrement de rayures qui ne sont plus sûres d’en être, tant les différents châssis se mettent à décevoir la perception du détail et du tout, et à la reformer.
Osons un dernier parallèle avec Spellbound. Avant le baiser, il avait fallu, pour l’héroïne, entrer chez le docteur Edwardes. Elle avait hésité entre pénétrer dans la bibliothèque et pénétrer dans le bureau du docteur, où elle savait qu’elle le trouverait. And In and Out nous maintient sur un double seuil irrésolu, qui pourrait être, de la même manière, symbolisé par la porte d’entrée et la pseudo-porte condamnée de la galerie. Fort d’un protocole conceptuel, Philippe Decrauzat matérialise un lieu paradoxal qui n’existerait que dans les figures de géométries impossibles, ou dans le monde du langage, alors que le désir insatisfait rate sans arrêt sa cible. Quelque chose comme : vouloir entrer et sortir en même temps – And In and Out .